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El Compadrito
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  • Pourquoi ce blog? Quand on apprend à danser le tango, on ne peut se contenter d'apprendre des pas. Un jour ou l'autre on a besoin de réfléchir sur ce que l'on fait. C'est une danse qui sollicite la pensée.
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28 août 2012

Centrer son attention de danseur de bal sur l'écoute de la musique

Depuis quelques temps, grâce aux conseils des professeurs qui de plus en plus souvent proposent des cours sur la musicalité, nous nous intéressons préférentiellement à l'écoute de la musique, à la manière de danser cette écoute : le bénéfice que nous en retirons est très grand puisque cela nous permet de danser des tangos que nous connaissons bien avec un intérêt renouvelé et que cela éloigne tout risque de lassitude, toute impression de nous rabâcher et d'être à l'étroit dans nos quelques savoirs techniques. Me sentant en plein accord avec ce que dit Artem Maloratsky dans son blog consacré au tango de salon  (« Tango principles »), je propose la traduction suivante du passage consacré à la musicalité.

(Les passages présentés en italiques gras  sont soulignés par la traductrice.)

 

 

 

"Le tango dansé offre une liberté unique d’interprétation de la musique. A la différence de toutes les autres danses de couple, le tango ne repose pas sur un schéma rythmique de base déterminé. Même ce qui est dit « pas de base » peut être dansé de différentes manières rythmiquement. Cette caractéristique du tango rend la relation entre le danseur et la musique plus difficile mais aussi plus stimulante. Le défi  principal dans la musicalité est d’être capable de réagir aux schémas sophistiqués – phrases, accents et silences – présents dans la musique du tango.

 

Pour commencer, il vaut mieux  garder une musicalité aussi simple que possible. La manière la plus fondamentale de danser le tango est de marcher sur le 1 et sur le 3 des quatre temps de la mesure.  Il n’y a pas besoin de savoir ce qu’est une mesure à quatre temps : même des danseurs tout à fait débutants peuvent entendre  la pulsation de base de la musique du tango traditionnel. Mais il faut en général une certaine pratique avant de réussir à marcher de manière régulière sur la pulsation. Je recommande d’en rester à cette approche simple de la musicalité quand on en est à commencer son apprentissage.

 

         Le degré suivant de liberté à explorer est la variation rythmique. Par exemple, on peut insérer un pas entre les temps « marchés » - le 1 et le 3 -  en effectuant un schéma 1-2-3 ou 3-4-1 . Ces schémas sont ressentis comme un « vite, vite, lent », et sont parfois appelés ainsi. Cette idée peut être pratiquée sous la forme d’une série de pas rapides plus nombreux, par exemple 1-2-3-4-1 (vite-vite-vite-vite-lent). Ceux-là sont utilisés particulièrement pour les « molinetes » rapides ou pour les « corridas », mais ils sont beaucoup plus difficiles à bien exécuter (particulièrement en ce qui concerne le guidage) et pour cette raison beaucoup moins souvent utilisés que les schémas 1-2-3 ou  3-4-1.

 

         Outre ces variations rythmiques sur le mode de l’accélération, vous pouvez  ralentir le rythme de base. La manière la plus élémentaire de le faire est de s’arrêter pour sauter un ou plus des  temps lents (le 1 et le 3). Ceci est la forme la plus simple de la pause, qui est très importante pour une danse de niveau avancé, comme je vais l’expliquer rapidement.

 

         Ces trois possibilités (apparentées aux blanches, aux noires, et aux pauses dans la musique) sont les schémas rythmiques fondamentaux du tango de salon d’aujourd’hui. A Buenos-Aires, une grosse majorité de danseurs de bal du centre ville ne font  rien d’autre. Du fait que la séquence de pas lents, de pas rapides et de stops n’est jamais prédéterminée, ces trois options ouvrent des possibilités sans fin, assez nombreuses pour qu’on ne danse jamais un tango deux fois de la même manière.  En outre, on peut légèrement faire varier la vitesse de certains transferts de poids pendant qu’on marche selon ces schémas de base, ce qui pourra élargir la variété des sensations rythmiques.

 

         Mais le meilleur de la musique du tango donne matière à bien plus que cela. Si l’on écoute avec attention les enregistrements des années 1940 de l’orchestre de Ricardo Tanturi avec les voix d’Alberto Castillo ou Enrique Campos, de Pedro Laurentz avec la voix d’Alberto Podesta, de Lucio Demare  avec Raul Beron, ou l’orchestre d’Anibal Troilo ou Osvaldo Pugliese, on peut entendre un phrasé d’une liberté remarquable et en même temps une rigueur rythmique parfaite. Dans les années 40, quand le tango a atteint son sommet en tant que danse populaire, beaucoup des plus inflexibles danseurs répondaient à cette liberté. Jusqu’à aujourd’hui, surtout autour de Villa Urquiza, on peut voir des danseurs qui font un seul pas lent sur plusieurs temps de la musique, ou un pas légèrement avant ou légèrement après la mesure. C’est alors, à mon avis, que la danse devient vraiment digne du meilleur de la musique. Un danseur de tango devient alors semblable à un musicien de jazz, qui syncope et phrase sa partie de manières toujours plus spontanées et complexes . Mais une telle liberté musicale n’est pas sans problème : il devient difficile de maintenir des critères de bonne musicalité. Il peut être parfois difficile de distinguer quelqu’un qui entend la musique de manière très subtile de quelqu’un qui ne l’entend pas du tout. On peut bien sûr utiliser ce degré de liberté comme une excuse pour ne pas prêter beaucoup attention à la musique. Habituellement, ce sont les hommes qui ont ce problème. Il est plus facile de faire la différence entre une musicalité avancée et une musicalité inexistante en dansant avec la personne. Un homme musicalement avancé épousera toujours harmonieusement le rythme de sa partenaire, et ne marchera hors de la mesure que s’il sent que la femme peut l’accompagner confortablement. Dans le cas inverse, quand il est certain que l’homme n’entend pas la mesure, la femme se sent extrêmement inconfortable, et se trouve partagée entre la volonté de danser la musique et l’envie de s’adapter au rythme hasardeux de son partenaire. Dans ce cas, la femme peut réellement aider l’homme en transmettant la mesure par son mouvement et l’abrazo. Cela demande beaucoup d’adresse mais c’est possible –je l’ai vu faire. Si la femme n’est pas en mesure de relever ce défi, il vaut mieux qu’elle cesse de danser avec l’homme qui n’a pas du tout le sens de la musique - il recevra ainsi plus vite le message.

 

         Aller au-delà des trois schémas rythmiques fondamentaux est très difficile, surtout si on veut le faire bien. C’est pourquoi même des danseurs et professeurs expérimentés n’en sont pas partisans. Cela exige une capacité hors du commun d’écoute du rythme et de la musicalité de son partenaire, aussi bien que de l’aisance dans le contrôle de ses transferts de poids, et rien de tout cela n’est si commun. Cela exige un haut degré d’équilibre et de calme (…). Cela exige aussi un sens du phrasé rythmique (…). Mais malgré ces difficultés, pour moi, la liberté rythmique constitue probablement l’aspect expressif le plus profond du tango dansé. Dès que j’ai commencé à m’y intéresser, il n’y avait plus de retour en arrière possible. Je ressens comme le couronnement de tous mes efforts antérieurs, quand soudain viennent spontanément des schémas rythmiques nouveaux mais parfaitement judicieux, comme s’ils avaient leur propre logique, à travers mon corps, en harmonie avec le partenaire et la musique à la fois. D’aussi parfaits moments sont encore rares, mais plus fréquents qu’avant. A mon avis, la liberté chorégraphique n’est rien comparée à la liberté dans la musicalité permise par cette danse.

 

         Pour commencer à faire l’expérience d’une telle liberté musicale, il faut une bonne connexion avec son partenaire et savoir bouger son corps. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi une intention inventive. D’abord , se demander ce qu’on écoute dans la musique. Ce que l’on a l’intention de danser. Il y a une grande variété d’instruments qu’on peut choisir de suivre –bandonéons, violons, basse, piano. J’ai passé par une phase où je voulais danser tous les sons de la mélodie dominante – et j’y suis arrivé ! Mais alors je me suis aperçu que c’était une impasse. Cela signifiait prendre la musique trop littéralement, s’en rendre esclave, et en rendre esclave ma partenaire avec moi. Plutôt que de suivre quoi que ce soit dans la musique, il est possible d’interagir avec elle,  non pas en obéissant aux schémas rythmiques de la musique , mais plutôt en se laissant porter par eux, comme un surfeur se laisse porter par la vague, ou l’oiseau par le vent.

 

         La meilleure porte ouverte vers la liberté musicale dans  cette danse est la pause. Certains anciens ont suffisamment compris son importance pour la conceptualiser et en parler. Le style « Villa Urquiza » est connu particulièrement pour la qualité de ses pauses. La pause signifie ici plus que simplement s’arrêter de temps en temps. Cela signifie créer une pause au milieu du mouvement aussi souvent que possible. Pour le faire, il faut progresser dans le contrôle de son transfert de poids, apprendre à le ralentir et à l’arrêter au milieu sans effort . (…) Quand on peut le faire, on libère ses capacités de bouger le corps de manière spontanée avec un timing adéquat. A ce sujet, je me souviens toujours de la belle métaphore concernant le lancé de flèche dans « le Zen et l’art de l’archer » d’Eugène Herrigel :

         « Vous pouvez apprendre d’une ordinaire feuille de bambou ce qui doit arriver. Elle se courbe de plus en plus bas sous le poids de la neige. Soudainement la neige glisse vers le sol sans que la feuille ait bougé…le lancé de flèche doit tomber de l’archer comme la neige tombe d’une feuille de bambou, avant même qu’il ait pu le penser. »

 

 

            C’est seulement  si l’on sait attendre que l’on peut trouver le bon rythme et le bon timing pour s’harmoniser d’emblée avec sa partenaire, la musique et l’espace. On peut commencer par essayer de s’arrêter et attendre aussi souvent que possible. Mais au bout du compte, c’est toute la danse qui peut se passer dans l’état de tranquillité équilibrée, de telle sorte qu’il y ait pause ou quasi-pause à chaque pas. Cela paraît difficile à imaginer, mais j’assure que c’est possible, et que cela ouvre des niveaux de liberté sans précédents dans tous les aspects de la danse, particulièrement la musicalité. De cette manière, rien n’est jamais préprogrammé, rien n’est artificiel. A chaque pas, on s’ouvre à la musique, à l’espace, et au mouvement de la partenaire. La capacité de le faire dépend grandement de la qualité de la connexion entre partenaires et du mouvement du corps. La véritable pause est rendue possible par l’équilibre et le calme de chaque corps et du couple qu’ils forment.

 

         Grâce à la pause, on développe une relation plus naturelle et subtile au caractère rythmique de la musique et au rythme de la partenaire. Une expérience complètement différente en découle, même si l’on se contente de marcher sur le temps de base.  Quand j’ai commencé à trouver du calme dans chaque pas, une simple marche en ligne m’est alors apparu intéressante. De même quand j’ai commencé à marcher légèrement en dehors du temps de manières qui d’une manière ou d’une autre  faisaient sens à la fois pour moi-même et mes partenaires. Quand ils savent attendre, les deux partenaires peuvent entrer dans un dialogue plus libre, dans lequel le timing de chaque pas n’est jamais prédéterminé. La pratique de la pause et de l’attente ouvre à la femme une liberté musicale – l’homme n’impose pas toujours le timing, mais plutôt invite la femme à marcher et attend qu’elle interprète l’invitation en fonction de sa propre musicalité. Une lecture unique d’une pièce particulière naît du mélange des sensibilités musicales des deux partenaires. Avec de l’entraînement, l’intuition de chacun commence à trouver des schémas rythmiques qui naissent organiquement de la pause. Ils sont comme des syntagmes ou des phrases qui se forment spontanément. Pour l’homme, ce sont des séquences de pas, tandis que pour la femme ce sont des séquences d’ornements. De tels schémas sont de nature très différente de celle de ceux qui sont d’abord programmés dans l’esprit. La différence est celle qui sépare un arbre d’une structure matérielle. Une expression vraie n’est pas préconçue, mais elle est souvent présente, parce que la même expression est souvent utilisée par un danseur en de nombreuses occasions. Les phrases changent, mais elles le font très lentement. C’est pour cela qu’elles ne sauraient dominer la danse, sans quoi la danse devient moins libre, davantage préprogrammée. Les deux partenaires devraient essayer de faire des pauses pendant  une plus grande partie du tango et attendre à chaque pas, ou bien encore dans le processus de changement de poids, à son début ou à la fin. Ainsi, peuvent apparaître des séquences et des schémas rythmiques inédits.

 

         Si tout cela paraît un peu tiré par les cheveux ou vague, cela ne m’étonne pas. Cela m’a pris des années pour ne serait-ce que m’intéresser à la pause. Je me rappelle que des danseurs âgés me disaient de danser plus lentement, me disaient que je « courais », « sautais ». Je ne voulais rien entendre. Je ne voulais pas que quiconque me dise comment ressentir la musique. Mais finalement, toutes ces remarques me sont revenues et m’ont aidé à découvrir de niveaux de danse tout à fait nouveaux. Cela prend sans doute des années avant que la pause ne commence à faire sens. Cela fait 12 ans que je la pratique et cela ne fait qu’un an ou deux que je fais régulièrement l’expérience de son pouvoir. Les premières années, je pensais qu’il valait mieux coller aux trois schémas rythmiques fondamentaux que j’ai décrits plus haut. Quand il essaie de faire une pause, un danseur inexpérimenté a des chances de perdre la connexion avec sa parteniare, ou de lui faire perdre l’équilibre. Il vaut mieux commencer par s’installer dans un schéma rythmique, et y ressentir une connexion solide – avec la partenaire et la musique. En même temps, c’est une bonne chose d’être conscient de la possibilité d’une musicalité plus libre, afin de pouvoir, quand on est prêt, commencer à en tirer parti ."

(Traduit de l’anglais par Lucienne Ancet)

 

Une vidéo où l'on voit Murat et Michelle Erdemsel illustrer un cours sur la musicalité, l'art de la lenteur et de la pause :

 

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