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El Compadrito
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  • Pourquoi ce blog? Quand on apprend à danser le tango, on ne peut se contenter d'apprendre des pas. Un jour ou l'autre on a besoin de réfléchir sur ce que l'on fait. C'est une danse qui sollicite la pensée.
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15 avril 2010

Quel est le rôle de l'émotion dans l'apprentissage du tango?

Quel est  le rôle de l'émotion dans l'apprentissage du tango ? (Notre expérience de danseur de bal est modeste et ne saurait rivaliser avec celle de véritables danseurs ; mais nous pouvons réfléchir sur cette expérience en prenant appui sur une culture plus vaste,  sur ce que disent d'autres artistes (par exemple des poètes, des peintres), ou ce que disent des psychanalystes qui ont réfléchi sur le processus de création (ici particulièrement Didier Anzieu)


On dit parfois que l'on danse pour exprimer ses émotions. On pense en général qu'un artiste exprime des émotions, les traduit. Et ce qui manque de clarté, c'est ce que l'on entend par "exprimer", "traduire". Car on ne saurait exprimer son émotion comme on exprime le jus d'un citron (c'est-à-dire faire passer dehors ce qui aurait préalablement été dedans).

Ce qui  est certain, c'est que si l'on choisit de pratiquer une danse de couple comme le tango, plutôt que d'apprendre un sport ou d'avoir une autre activité physique, c'est pour des raisons intimes, qui touchent à l'histoire personnelle, qui ont souvent leurs racines dans l'enfance (beaucoup de dames disent qu'elles ont eu envie d'apprendre parce qu'elles ont dansé avec leur papa, ou auraient voulu danser avec lui!). Ou bien la personne en est à une étape particulière de sa vie (quelque chose a ébranlé le socle de la vie ordinaire, et l'état émotionnel est assez troublé pour provoquer la décision de faire cet apprentissage auquel on n'a peut-être pensé que vaguement jusque là ; l'émotion est assez forte pour qu'on devienne capable de surmonter les difficultés qui s'opposent à la réalisation du désir. Au moins, il faut  avoir été séduit par des couples qu'on a vus danser (mais c'est bien pour des raisons propres à soi-même qu'ils  séduisent) ; et même si l'on n'a pas conscience de vivre une période de crise existentielle, il faut au moins se sentir ému par la musique du tango (mais là encore c'est d'affects intimes qu'il s'agit), il faut éprouver le besoin de mettre cette musique en mouvements ; c'est du reste le sens du mot "émotion" : mouvement hors de soi. En bref, nul doute que l'émotion joue un grand rôle dans le choix d'une danse où l'on est si proche de son partenaire, qui du coup  est une danse difficile parce que l'on est très proche.

Cependant, une chose est de se trouver dans un état de sensibilité favorable, une autre est de le faire durer. Si une part de nous-mêmes est animée par le désir, une autre part s'y oppose. Il faut lutter contre l'instance critique, paralysante, qui provoque de la honte, de la culpabilité : "est-ce qu'il n'y a pas mieux à faire que de danser dans un monde aussi injuste? N'est-ce pas égoïste de ne penser qu'à se faire plaisir quand il y aurait tant à faire pour lutter contre l'inacceptable?" Ou bien encore : "N'est-ce pas ridicule de vouloir devenir danseur avec mon physique... ou mon âge?" Il faut lutter contre la pulsion d'autodestruction, contre le mouvement de défiance dépressive, et pour cela pouvoir s'appuyer sur un interlocuteur privilégié au moins imaginaire,  se sentir l'envie de lui faire reconnaître ses capacités. Mais le paradoxe est qu'on a besoin de cet appui pour se lancer, débuter, et qu'on ne peut l'obtenir qu'en ayant déjà réussi à construire des capacités. D'où la grande difficulté qu'on a à résister à l'autocensure et à réaliser l'envie initiale.

Si l'on peut maintenir son cap, il faut alors entrer dans le code, laborieusement apprendre la technique, inlassablement surveiller sa posture, le respect de son axe et de celui du partenaire, l'appui sur une seule jambe, sur l'avant du pied, l'étirement du dos, épaules baissées, bras souples, les pivots pour les changements de direction etc. Là, il s'agit de travail, d'effort, où notre gendarme intérieur trouve de quoi se faire plaisir, avec le risque  qu'il soit  sévère au point de mener au découragement. Impossible de passer outre les moments d'apprentissage appliqué, laborieux, ingrat, qui exigent des sacrifices en temps et en argent! L'apprentissage du code est d'autant plus impitoyable qu'il est surveillé non seulement par l'instance d'autocensure mais par la part critique de notre partenaire qui vient redoubler l'autosurveillance ; du reste, il y a des moments plus conflictuels entre partenaires qui viennent de ce que l'autre vous reproche de ne pas faire ce que vous pensiez vous évertuer à faire (tu me dis que tu ne sens pas mon buste alors que je ne" fais que du buste"! ). On en vient à se demander parfois si on ne continue pas par fidélité à des efforts déjà accomplis plutôt que par véritable désir.

Pourtant, on ne continuerait pas s'il s'agissait seulement d'efforts, s'il n'y avait le plaisir d'écouter la musique en dansant et de partager ce plaisir avec quelqu'un. Mais ce plaisir ne doit pas déborder :  l'idée de rédiger cet article nous est venue d'une remarque de Gisela Passi et Rodrigo Rufino pendant un cours de milonga : à un certain moment, Gisela et Rodrigo ont rappelé à leurs élèves qu'ils ne doivent pas sautiller, bouger le haut du corps, sous prétexte qu'ils sont contents de danser de manière tonique dans une musique gaie. Si l'on se secoue, le résultat est laid ; mais surtout, on gêne son partenaire (une occasion de plus de se rendre compte de ce que, dans la danse de couple, tous les mouvements -ou en l'occurrence l'absence de mouvements- qui pourraient être interprétés comme ayant valeur esthétique ont d'abord valeur fonctionnelle). Gisela et Rodrigo, après leur mise en garde, ont montré comment danser très calmes, même si (surtout si) la musique est entraînante. Plus la musique est rapide, plus il faut être calme dans la partie haute du corps (la meilleure démonstration nous en est donnée par Géraldine Rojas et Javier Rodriguez magnifiques dans la vidéo ci-dessous). Il s'agit de contrôler son émotion, celle produite par la musique (ou par le partenaire!), il s'agit de la contenir. Déjà, à une autre occasion, Gisela et Rodrigo avaient expliqué qu'on ne peut pas choisir de danser le tango pour décharger de l'énergie, pour se défouler, comme on dit aujourd'hui. Il s'agit au contraire de maîtriser son énergie, ses émotions.

 

Et c'est ce contrôle qui rend possibles des émotions qui ne préexistent pas à la danse mais l'accompagnent. La beauté des mouvements calmes de nos professeurs dansant la milonga a provoqué  bien sûr l'émotion des spectateurs, mais  eux-mêmes sans doute devaient-ils se sentir heureux ensemble dans la musique. L'émotion est donc bien là, mais elle n'est pas un contenu que l'on aurait  eu en soi avant de danser. Elle est ce que fait ressentir la danse elle-même quand on commence à pouvoir s'appuyer sur une technique. C'est la danse, dans son code, interprété en fonction de la musique, qui produit l'émotion (1). Les poètes (entre autres Valéry) disent  que le poème n'exprime pas des émotions, il les produit. Il n'y a pas un contenu qui existerait préalablement et auquel on donnerait forme ensuite : comme nous avons essayé de le dire, il y a sans doute au départ une exigence confuse, une envie vague, mais c'est la forme elle-même (la danse) qui enrichit notre sensibilité.

 

1. Lidia Ferrari, psychanalyste et danseuse de tango, au 4 ème paragraphe d'un article où elle se demande si c'est être "macho" que de bien guider et "femme soumise" de bien écouter son danseur, dit, elle aussi, que l'émotion naît de la danse (l'émotion n'est pas ce que la danse exprime, mais ce que la danse suscite). Elle dit aussi que si l'on vient vers le tango avec les clichés "danse érotique", "tango passion", on ne réussira pas à l'apprendre, parce qu'il s'agit de comprendre un système, de l'apprendre méthodiquement.

 

 

 

 

 

 

 

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